Structures



      Stockhausen est très préoccupé par la nécessité organique de toute création musicale: ses oeuvres se développent dans toutes leurs caractéristiques à partir de quelques choix fondamentaux. Il réinvente pour chaque oeuvre un langage musical, une structure et une dramatique à partir des mêmes "matrices". Du macroscopique au microscopique, la pièce est nourrie du même principe. L'analyse est étonnante quand on cherche à cerner les outils qu'il a utilisés, mais elle risque de masquer l'aspect universel et total de l'oeuvre.


      A partir d'une série originelle de 7 chiffres (7,1,3,2,5,6,4), Stockhausen définit deux familles d'éléments musicaux qui constituent en quelque sorte le vocabulaire sonore de la pièce: les accords et les clusters. Chacune de ces familles est riche de 7 éléments, du moins dense (accord d'une seule note ou cluster de 3 notes), au plus dense (accord de 7 notes ou cluster de 31 notes).
      La pièce représente une évolution globale du Désordre vers l'Ordre, symbolisée par l'homogénéisation progressive du vocabulaire de chaque séquence. Toute l'évolution est contrôlée par la série, elle-même porteuse du mouvement global (énoncé des extrêmes 7, 1, et conclusion sur 4, degré central). Cette série reste omniprésente dans toute la pièce. A partir de tables dérivées, Stockhausen définit quasiment tous les paramètres de l'écriture: les hauteurs, les durées, les dynamiques, les pédales, les silences, les niveaux d'homogénéité de chaque séquence...


      La pièce est issue d'un projet global (Ordre-Désordre) perceptible surtout dans la mémoire de la pièce. Celle-ci est d'ailleurs fortement mise à contribution, car l'alternance de zones d'activité et d'immobilité provoque souvent une forme d'écho inconscient. L'oreille intérieure reste imprimée comme le serait la rétine de l'oeil après la projection d'images dans l'obscurité. Les images les plus persistantes ne sont d'ailleurs pas toujours les plus lumineuses et les plus colorées. Parfois une note jouée Piano suffit à marquer la "rétine auditive" durablement. Il est fascinant de découvrir dans chaque séquence la variété de discours, de contraste, de mise en relief par des zones d'immobilité. La pièce est aussi inventive et originale que le procédé d'écriture paraît contraignant. Stockhausen est parvenu en utilisant un système de composition quasi-déterministe à écrire une pièce dont la liberté et l'invention permanente semblent omniprésentes.





      Loin de ces considérations un peu abstraites, le Klavierstück X représente pour l'auditeur et l'interprète une aventure sonore d'une richesse exceptionnelle. Lors de l'exécution, j'ai toujours eu la sensation de découvrir une nouvelle dimension du monde sonore. La difficulté de la pièce est telle qu'elle impose une assimilation totale qui permette de libérer l'interprète des contraintes techniques pour mieux contrôler la projection sonore, les rapports jeu/résonance, le déroulement dramatique... Comme dédoublé, je m'observe alors réalisant la gestique instrumentale et m'ordonnant à moi-même les modifications de jeu qui me semblent nécessaires.
      Mais surtout, je suis toujours stupéfait de réentendre combien ces pages complexes recèlent dans leur symbolique austère une matière sonore riche, toujours renouvelée, tellement vivante et imaginative. Aucune musique ne m'a fait vivre ce rapport au temps. Ces zones de résonance ou de silence sont, tant par la beauté des vibrations musicales mises en jeu que dans l'imprévisibilité de leurs durées, d'une intensité qui suspend le temps tel que nous le connaissons. L'apaisement progressif, particulièrement sensible dans le dernier tiers de l'oeuvre, fait partie des gestes artistiques qui procurent une émotion rare.


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